Conscrits du Beaujolais : Un Fabuleux Miroir de la Fête et de l’Identité Locale

30/10/2025

Une tradition plus vivante que jamais

Dans le paysage vallonné du Beaujolais, il n’est pas rare, en février ou mars, de croiser des groupes joyeux, écharpes colorées en bandoulière, armés de chapeaux extravagants et d’une énergie incroyable. On les reconnaît vite : ce sont les conscrits. Ces bandes de copains de tous âges incarnent une tradition unique en France, qui irrigue la vie sociale du Beaujolais depuis plus de 150 ans. Mais d’où vient cette coutume et pourquoi rayonne-t-elle toujours avec une telle intensité ?

Les origines : une histoire de service, de mémoire et de fête

La naissance des conscrits remonte à la loi Jourdan-Delbrel de 1798, en pleine période révolutionnaire. À l'époque, chaque jeune homme devait être recensé lors de l’année de ses 20 ans pour effectuer son service militaire. C’est de cette obligation citoyenne, et souvent redoutée, qu'est née la tradition des "classes", où tous les garçons nés la même année étaient rassemblés. Peu à peu, ce moment administratif s’est mué en un événement festif. Dès la fin du XIX siècle, dans le Beaujolais, ces classes deviennent "conscrits" : contraction de "conscription".

En Beaujolais, la fête a pris le dessus sur l’administration. Chaque génération – baptisée "Vogue" ou "Conscrits" – célèbre la solidarité, le plaisir de se retrouver, et la promesse de rester soudé tout au long de la vie, au-delà du service militaire (Le Patriote Beaujolais). La notion de “classe d’âge”, marquée par la dizaine (les 20, 30, 40, 50 ans, etc.), structure ces rassemblements.

Du Beaujolais aux villages : le cœur battant de la région

Impossible d’évoquer les conscrits sans parler de Villefranche-sur-Saône, épicentre de la tradition. Villefranche accueille chaque année le plus grand et le plus ancien défilé de conscrits de France. Près de 2 500 participants, de toutes générations confondues, paradent fièrement en bandes organisées, vêtus suivant un code couleur précis pour chaque décennie :

  • 20 ans (les "bleus") : écharpe bleue
  • 30 ans : rouge
  • 40 ans : bordeaux
  • 50 ans : orange
  • 60 ans : jaune
  • 70 ans : vert
  • 80 ans : violet
  • 90 ans : bleu ciel

Ce code chromatique, d’apparence anodine, sert de repère et de fierté, portant en lui toute l’histoire d’un individu et d’un village. Dans les villages environnants (Villefranche, Juliénas, Chénas, Beaujeu, etc.), chaque conscrit porte aussi l’"écharpe de la décennie" et, souvent, un chapeau haut-de-forme habillé de rubans.

Un rite de passage et un ciment social

Pour nombre d’habitants, la fête des conscrits demeure le véritable rite de passage à l’âge adulte. Ce passage symbolique se fête à 20 ans, mais surtout, la tradition perdure de décennie en décennie. Devenir conscrit, c’est intégrer une famille élargie, qui se retrouve régulièrement :

  • Défilés costumés dans les rues, au moins une fois par an
  • Repas de “classe”, où se mêlent souvenirs et esprit bon enfant
  • Chants traditionnels comme « Ah les conscrits, ah les conscrits, les conscrits sont malades ! »
  • Visite aux anciens (“tour de courtoisie” chez les doyens du village, parfois centenaires !)

Des anecdotes et des records étonnants

Le Beaujolais n’en serait pas tout à fait le même sans ses histoires pittoresques de conscrits. Saviez-vous que durant le Grand Défilé de Villefranche, la moyenne d’âge des participants en 2023 dépassait 50 ans ? Que le record du doyen de conscrits fêté était de 105 ans (source : Le Progrès, février 2020) ? Ou que ce rassemblement, coupé par la guerre mais rétabli dès 1947, n’a cessé depuis de grossir, y compris dans les périodes où la conscription n’était plus obligatoire ? Les famillles se transmettent les archives des classes, parfois depuis cinq générations.

Certains villages consacrent une semaine entière à la fête, avec soirées “bougnat” (petit bal du samedi soir), joutes amicales, voire reconstitutions du conseil de révision. Il n’est pas rare de voir trois générations d’une même famille défiler ensemble, mêlant arrière-grands-parents, petits-enfants et cousins dans une farandole mêlée de rires et de larmes d’émotion.

Du local à l’emblème régional : la notoriété des conscrits et leur rayonnement

Si la fête est restée très locale, la notoriété des conscrits dépasse largement les frontières du Beaujolais. Médias nationaux et internationaux (Le Monde, France 2, BBC) relatent régulièrement ces festivités hors norme, souvent qualifiées de “plus beau carnaval de France du Nord au Sud”. Leur force ? Le mélange de générations et l’inclusion, car tous les habitants, hommes et femmes, peuvent désormais participer – une évolution récente, qui bouscule certains codes sans ternir la fête.

  • Plus de 20 000 personnes assistent chaque année au cortège de Villefranche-sur-Saône (source : Ville de Villefranche-sur-Saône).
  • Chaque village adapte ses rituels : à Beaujeu, on célèbre la classe lors de la fameuse "Vogue de la Saint-Martin" ; à Fleurie, les conscrits participent à la Fête du Cru.

Une économie et des savoir-faire locaux soutenus

Au-delà du folklore, la fête des conscrits mobilise restaurateurs, fleuristes, loueurs de costumes et imprimeurs, générant selon la CCI du Rhône plus de 500 000 euros de retombées économiques chaque année sur l’ensemble du Beaujolais (2020). Les boulangers inventent des “brioches des conscrits” (parfumées à l’anis), les vignerons élaborent parfois des cuvées spéciales, étiquetées “Classe 8” ou “Classe 9”. Les artisans locaux rivalisent de créativité pour décorer les chars, les tables de banquet ou créer des souvenirs personnalisés.

En parallèle, les conscrits jouent aussi un rôle discret dans la préservation du patrimoine : collecte d’archives, entretien de petits monuments, financement de restaurations dans les villages.

Magie sociale : ouverture et entraide

La fête des conscrits est un antidote contre l’isolement. De nombreux participants racontent y avoir tissé des amitiés durables, parfois même retrouvé leur futur conjoint lors d’un bal animé. L’esprit de solidarité prime : les fonds collectés peuvent être reversés aux associations caritatives du village, et les “anciens” s’assurent toujours que les nouveaux venus, même discrètement intégrés, vivent l’aventure pleinement.

  • En 2018, la "Classe en 8" de Villefranche a organisé une tombola permettant de financer l’achat d’un véhicule médicalisé pour une association locale (France 3 Auvergne Rhône-Alpes).
  • Le “baiser des conscrits”, tradition où l’on embrasse chaque participant de sa classe à minuit, permet de nouer ou renouer des liens, au-delà des générations.

Anecdotes et conseils pour vivre la fête des conscrits

  • Si vous tombez un jour sur un banc planté le long de la Saône, gravé aux décades passant, vous venez de découvrir un “banc des conscrits”, rendez-vous des retrouvailles et des confidences…
  • Observer l’art des conscrits pour composer leurs “chars fleuris” est fascinant : certains chars, à Villefranche, nécessitent jusqu’à 8 mois de préparation (source : Villefranche-sur-Saône).
  • Une astuce pour les gourmands : goûter la brioche des conscrits, fourrée aux pralines roses et partagée lors du banquet de classe, reste un rituel unique.
  • Pour les visiteurs curieux, la meilleure manière de s’immerger est d’assister au “tour des conscrits” un matin de fête, dès l’aube, quand la ville s’éveille sous les chants et les pas festifs.

Un patrimoine vivant, reflet de tout un territoire

La tradition des conscrits du Beaujolais s’est façonnée dans la joie, la solidarité et le partage. C’est bien plus qu’une fête : c’est un creuset d’identités, une école du vivre ensemble, un souffle de convivialité qui traverse les âges et irrigue toute la région. Les futures générations, désormais mêlées à la mixité et à l’ouverture, façonnent la tradition à leur image… Pour les voyageurs curieux ou les passionnés de culture locale, célébrer les conscrits, c’est toucher du doigt l’âme du Beaujolais : celle d’un territoire où chaque décennie, chaque retrouvailles est l’occasion de porter un toast à la vie, ensemble.

Sources :

  • Le Patriote Beaujolais
  • Ville de Villefranche-sur-Saône
  • Le Progrès (édition Beaujolais, 2020-2024)
  • INSEE
  • France 3 Auvergne Rhône-Alpes
  • Cité des Conscrits du Beaujolais
  • La Revue du Vin de France
  • La Croix

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